René BUVET, Etre philomathe aujourd'hui

Etre philomathe aujourd’hui

Par René BUVET, philomathe


Il en est des Sociétés savantes comme des organismes, elles ne peuvent se maintenir et prospérer qu'en vivant au sens plein du terme, c'est-à-dire en remplissant, dans le monde qui les entoure, une fonction qui, sans elles, y ferait défaut. A quoi donc peut bien être aujourd'hui utile la Société Philomathique de Paris, et qu'y trouvent de si propice à leur épanouissement personnel les philomathes qui peuplent cette niche écologique de la Science?

Née dans l'effervescence des sociétés de pensée de la fin du siècle des Lumières, et durcie au feu de la raison triomphante dans l'atelier du siècle de tous les progrès qui suivit, la Philomathique a hérité de leurs audaces :

- le plein usage de la pensée scientifique ne se révèle bien qu'en transcendant les barrières usuellement dressées entre disciplines. Descartes n'affirmait-il pas déjà que « Si quelqu'un veut chercher sérieusement la vérité, il ne doit... pas choisir l'étude de quelque science particulière, car elles sont toutes unies entre elles et dépendent les unes des autres, mais il ne doit songer qu'à accroître la lumière naturelle de sa raison (en les cultivant toutes)»;

- et, dans cette perspective, aucune limite ne saurait être a priori imposée à l'exercice analytique de la raison que d'autres formes de perception humaine puissent prétendre franchir.

Le caractère fondamentalement pluridisciplinaire du recrutement et des activités de la Philomathique maintient de nos jours fermement le cap sur le premier objectif. Constituée de praticiens des sciences, et non d'exégètes, dont les voies méthodologiques s'y trouvent ainsi confrontées, la Philomathique est par essence le lieu d'éclosion, de ce que Merleau-Ponti nomma un jour avec condescendance la philosophie spontanée du savant.

Certains philomathes ont poussé à l'extrême ce souci de confrontations réfléchies, et l'une des plus remarquables oeuvres d'histoire comparée des sciences en est issue, en l'espèce l'encyclopédie d'Histoire générale des Sciences dont notre ami philomathe René Taton coordonna et largement inspira la rédaction. Les faits de l'histoire des sciences s'y trouvent tant mêlés et rapprochés, toutes disciplines juxtaposées, qu'il est à peine utile de faire un pas de plus pour qu'en sorte la Science, auréolée de toute sa rigueur méthodologique, que tant de bâtisseurs des cathédrales du savoir, avec Newton et Lavoisier, appliquèrent avec force et vigueur. Et, ensemble, ils nous disent :

- il ne faut chaque jour s'intéresser de près qu'à des objets d'étude que, par la mesure usant de sciences antérieures, on peut espérer chiffrer avec certitude;
- puis il convient d'y déceler, entre les chiffres obtenus en résultat de l'expérience, concordances et relations constantes;
- par oeuvre de raison, en partant des plus simples, ces relations toujours jusqu'aux temps actuels, sont apparues aussi logiquement fondées, et l'on doit donc chercher à les retrouver telles;
- jusqu'à ce que, enfin assemblées en un tout cohérent et classé, leur ensemble révèle les principes cachés qui fondent chaque science et souvent réunissent les fragments dispersés des sciences de la veille;

mais, lorsque ces principes sont choisis avec fruit et correspondent bien aux faits qu'ils interprètent, l'homme de science apprise en vient à oublier qu'il fallut les trouver, et cédant à son tour aux pièges de l'histoire, il n'y voit plus que dogme et les prend sans songer qu'une part de leur force vient de la découverte qu'il fallut accomplir pour les mettre où ils sont.

Et c'est ainsi que le savoir, issu de la rencontre d'instruments de mesure sans mémoire des choses et des oeuvres de la mémoire, passa au fil des siècles :

- de l'arithmétique, science du dénombrement et de la manipulation de collections, figurées par le nombre, d'objets dont il n'est pas encore jugé opportun de mieux préciser la nature, pourvu que l'on s'accorde à les reconnaître identiques;
- à la science des distances, formes, aires et volumes, d'objets dont la matière n'a toujours pas besoin d'être mieux définie pourvu qu'elle tienne les formes fixes;
- à la science du temps, d'abord chiffré par les déplacements plus ou moins concertés d'objets célestes, inaccessibles à l'intervention de tiers;
- et à celle des forces, définies au début par les déformations qu'elles produisent sur les objets qu'elles chargent;
- puis à celles des masses, par lesquelles Newton l'alchimiste chiffra les quantités de matière, constantes pour lui quand elles bougent, pour exprimer la résistance à l'accélération des objets qu'on déplace;
- et ce n'est qu'à ce point qu'alors la chimie vint, avec les yeux des nombres qui mesuraient ces masses, structurer l'alchimie, dont l'ami philomathe Marcelin Berthelot, à un siècle d'ici, a redressé les bases en exhumant les textes qui jadis l'ont fondée. Ce qui nous permit de comprendre, après coup, que sans moyens pour dire avec chiffre à l'appui ce qu'on fait ou qu'on voit, il n'était pas possible que l'alchimiste échappe à l'erreur de plaquer ses soucis journaliers sur sa vision des choses.

Il fallut, en effet, que Lavoisier disposât de la masse, ainsi que des moyens issus de la statique des gaz qui permettaient, usant du vide, de transvaser ceux-ci et d'en chiffrer les masses, pour concevoir ses expériences et fonder la notion moderne d'élément, de masse ici constante dans ses transformations. En attendant que Dalton et Berzélius, à leur tour, offrent aux feux de la Science la vieille notion démocritéenne d'atome et chiffrent les masses relatives de ceux des divers éléments à partir des rapports de masses mis en jeu dans les combinaisons. L'étudiant que je fus, au tournant de ce siècle, ainsi baigné de la rencontre des lois de la physique et du chiffre en chimie, y trouva son plaisir. Et lorsque vint son tour d'apporter son écot à la table des sciences, il ne vit qu'une voie pour le faire avec fruit : partir avec son lot envahir d'autres lieux que la lumière encore n'éclairait pas assez. Mais il fallut d'abord compléter son bagage, en collectant partout ce que la science alors comportait de plus neuf. A cet égard, surtout, l'énergie était reine. Nés de l'observation des systèmes les plus simples, mécaniques d'abord, puis thermiques, puis ensemble mécaniques et thermiques, et électriques aussi, le concept d'énergie et les lois qui s'y rattachent avaient peu à peu étendu leur empire à l'ensemble des champs de la matière inerte. Jusqu'à ce que, il y a un peu plus d'un siècle, une étape déterminante de cette évolution soit franchie par l'ouvre de Gibbs et de quelques autres, lorsque les deux principes, de conservation et de dégradation, qui réglaient en physique les flux de l'énergie, se révélèrent aussi exploitables pour l'interprétation de toutes les lois des équilibres chimiques recensées par l'expérience depuis le début du XIXe siècle.

Toutefois, les notions que ces lois introduisaient ainsi posaient tant de questions, par leur abstraction même, rançon de l'étendue de leur validité, que leur enseignement n'apparut maîtrisé qu'au moment où s'ouvraient à ma génération les voies de la raison. Mais il fallait encore apprendre à en user pour comprendre ou prévoir pourquoi les réactions allaient comme elles vont, et pour cela glaner partout où on pouvait, les chiffres nécessaires à ces explications. Puis décider enfin comment les exploiter pour prévoir avec fruit vers quoi devaient aller des ensembles formés de processus variés. J'eus la chance à l'école d'y rencontrer le professeur Charlot, qui forgea notre foi en nos capacités de prévoir en tout cas ce qui doit advenir à partir d'un état où des forces contraires agissent de concert.

Pendant qu'avec Charlot, nous apprenions ainsi à comprendre et prévoir comment se déroulaient des ensembles variés de processus mêlés en restant cantonnés au champ de molécules assez simples encore, Champetier nous fit don de sa vision des formes d'êtres moléculaires dont la complexité et la taille, géantes, visent à l'infini, et construisit pour nous un temple où les ranger, en attendant qu'ici, aussi, l'énergie s'introduise.

Et cela fut mon lot, car j'eus à étudier comment les polymères subissent les effets de la température, des forces et du temps. Là aussi l'énergie à la complexité se trouvait associée. Or ceci n'était pas à l'époque courant.

Qu'on me pardonne ici ces notes personnelles si l'exemple rêvé pour chacun d'entre nous n'est pas celui vécu. Je n'ai nulle intention d'étaler mes affaires. J'y trouve simplement matière à réflexion. Car la question posée étant comment peut-on être philomathe aujourd'hui? il faut d'abord chercher comment on le devient.

Nanti de ce panier de vérités acquises par les maîtres qui firent la science d'aujourd'hui, que pouvais-je à mon tour faire qui soit utile à l'édification de la science future? Comment donc réunir l'énergie, l'électron, les macromolécules, que mes fréquentations m'avaient fait découvrir, pour en faire un atout pour de nouveaux voyages?

Comment de ces fragments dispersés de savoir, faire une connaissance? L'occasion, là aussi, flottait dans l'air du temps. Après avoir extrait des eaux de la physique des outils pour trier, reconnaître et compter toutes les molécules qu'elle avait préparées, la chimie s'essayait à des tâches plus rudes et faisait la revue de la constitution et du fonctionnement de ces êtres vivants qui sont si bien construits, que nul ingénieur ici-bas ne savait les produire, sauf à se comporter comme chacun le fait. Mais au fond, pourquoi donc ne pas envisager, si l'on est bon chimiste, de faire en un bêcher sans y mettre de vie, en y mettant le temps, un peu de la chimie qu'en nous la vie apporte?

S'il m'était donc donné de poser la question, le début du chemin n'était-il pas tracé, et ne pouvais-je point en tenter l'aventure? Je me retrouvai donc, en ces temps, aux côtés de ceux qui s'essayaient à reconstituer les étapes passées qui, sur notre planète, ont mené à la vie. Je me souviens avec émoi du regard du « patron » quand je lui en fis part. Non qu'il m'en fît grief, ou rejetât la chose. Mais il me fit jurer de n'en pas toucher mot avant que d'être admis à revêtir la toge, de peur qu'en trop choquant ma terre se brisât. Cette attente fut brève et, mon cher président, je pus à vos côtés organiser l'accueil d'Oparin à Paris. Plusieurs de nos amis s'y trouvaient réunis et me firent la joie de m'accueillir plus tard en notre Compagnie.

Derrière l'anecdote, que veut dire ceci? Nos amis philomathes ne se recrutent point où l'on parle avant tout des sciences établies. Lorsque nous y allons, nous aussi quelquefois, nous y traitons surtout des questions de la veille. Pour venir en nos murs, il faut vouloir chercher ce qui, déjà, chez l'autre, est part de vérité que l'on n'a pas encore, pour s'en vêtir un peu, ainsi que Saint-Exupéry l'a si bien dit : « Frère, si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m'enrichis. »

Alors, cette amitié qu'entre eux éprouvent les bâtards que nous sommes ici et que notre devise nous prône d'échanger, pour rencontrer chez l'autre ce que nous n'étions pas avant de le connaître, que fait-elle de nous?

En nous ouvrant l'esprit au discours qu'aujourd'hui chaque science a bâti pour ce qui la concerne, elle nous force à voir que la forme d'esprit que chacun manipule s'est forgée au contact des objets qu'il regarde et des moyens qu'il a pour le faire avec fruit. Et que tel aujourd'hui qui pense d'une sorte pour tel objet d'étude, hier aurait pensé d'une sorte tout autre au gré des changements de ses angles de vue que toute science vit au cours de son histoire. Et qu'il importe donc de savoir reconnaître la part de vérité que chacun porte en lui, plutôt que d'opposer l'anathème à ses vues, et se priver ainsi de voir aussi le monde avec les yeux qu'il a. Et, puisque ceci vaut pour l'ensemble des sciences, pourquoi ne pas aussi l'admettre pour les vues que d'autres réflexions ont apportées du monde.

Puisqu'on trouve donc là, maintenant conservé, le cap des fondateurs de notre Compagnie, peut-on aller plus loin et chercher aujourd'hui ce que sera demain? Lesquelles des limites de la Science aujourd'hui, demain ne seront plus que des écueils passés, qui rappelleront là les faiblesses qu'on eut?

Pourquoi ne pas ici, pour faire aussi exemple, suivre encore le chemin que la Science demain va devoir parcourir pour y être fidèle au sens de son passé, dans la voie que naguère nous avons retracée?

La chimie, disions-nous, en usant de moyens forgés par la physique, a servi à son tour de moyen de mesure pour observer la vie, et, par ses résultats, retrouvé l'unité de la chèvre et du chou. Mais après la mesure que doit-il advenir ? qu'a-t-on trouvé hier dans d'autres disciplines? Votre livre nous montre, mon cher ami Taton, que c'est l'explication, partielle en premier lieu, puis totale en second par la lumière de l'axiomatisation, qui doit alors venir.

Qu'est un être vivant, pour cette affaire-là, sinon un bel exemple de réactions mêlées, qui se font de concert au sein de polymères. C'est donc aux lois de l'énergie, qu'en chimie la physique apporta dans ses malles, de s'étendre à nouveau vers les faits de la vie pour en dire le sens.

Et pourtant, retenons qu'aujourd'hui font florès, de toutes origines, les refus de penser qu'il puisse en être ainsi. « L'Univers, a-t-on dit, n'était pas gros de Vie, et la Vie, à son tour, ne l'était point de l'Homme. » Et l'on entend ailleurs qu'on ne peut concéder à la Science le droit de nous parler du sens du monde ou de la vie.

Faudrait-il donc admettre que l'essor de la Science doit s'arrêter céans? Qu'au-delà de l'atome, ce n'est plus son affaire? Que notre propre vie lui doit rester fermée, soit pour quelque raison qui tienne à sa nature, soit parce que la science présente en la matière un danger trop pressant? Pourtant, connaître n'a jamais jusqu'à présent faillit. La preuve en est que le connu, partout, toujours, s'est répandu,
quoi qu'on ait pu tenter pour en freiner la marche.

A ces refus, le philomathe, en tant que tel, ne peut obtempérer. Et depuis vingt ans maintenant, pour ce qui me concerne, je montre aux étudiants qui viennent à mes cours que la chimie dont le vivant use pour fonctionner est ce qu'elle est devant nos yeux, non par la grâce d'un hasard, mais parce que, surtout, les lois de l'énergie étant ce qu'elles sont, elle ne peut être autrement. II a fallu, bien sûr ici, une année après l'autre, ajouter quelques pages à la chimie d'hier. Mais, là aussi, il est connu que l'emploi d'un outil en améliore la tenue. Le VITRIOL des alchimistes nous le disait déjà.

D'autres, en d'autres lieux, philomathes aussi par l'esprit pour le moins, ont montré pour leur compte que lorsque l'énergie circule constamment dans les champs du complexe, elle y forme structures aptes à ralentir par la suite autour d'elles d'autres dégradations d'énergie ou structures. Que sont donc ces structures qui jouent à nos côtés, et pourquoi pas en nous, les jeux que nous devons jouer pour nous survivre? Sont-elles nos outils, mais alors qui les mène? nos mains ? ou bien la Loi qui trace leurs manoeuvres? Ou bien sont- elles nous, ou les deux à la fois?

Et ce logos omniprésent, « Intellect » omniscient et capable de tout construire autour de lui pourvu que ce soit bon, qu'Anaxagore pressentit « Toutes les choses se mêlaient, puis vint un Intellect, qui les plaça en ordre », avant que d'autres le renomment, est-il logé en nous et nous aussi en lui ? ainsi que d'Euripide en vint l'affirmation.

Ce n'est pas là le lieu de discuter ces choses, ni de les confronter aux propos du passé. Retenons simplement que les questions posées offrent à la raison des champs inexplorés, dont quelques-uns déjà sont à notre portée.

Philomathes amis, sachons nous maintenir à la hauteur des vues des pères fondateurs. La chair les a quittés, l'Esprit nous est resté. Sachons en faire usage et porter constamment le flot de la Raison partout où il convient aujourd'hui, et demain jusqu'au bout des chemins où l'Esprit peut aller.