Jacques ROGER, Les Sciences naturelles dans les premières décennies de la Philomathique

Les Sciences naturelles dans les premières décennies de la Philomathique 

par Jacques ROGER, philomathe

Pour comprendre la place occupée par les sciences naturelles et les sciences de la vie dans les activités de la Société Philomathique de Paris au cours des premières décennies de son existence, il est indispensable de situer ces sciences dans l'ensemble de la vie scientifique, intellectuelle et même morale et politique avant, pendant et immédiatement après la Révolution. Elles suscitent en effet un intérêt beaucoup plus général que les sciences mathématiques et physiques, et cette situation privilégiée ne va pas sans dangers.

La discipline qui attire le plus d'attention, tant dans l'opinion publique que dans les milieux gouvernementaux, c'est évidemment la médecine, dont le prestige est considérable. Le médecin est devenu le conseiller des familles, y compris pour les problèmes de morale, et c'est aux médecins que le pouvoir s'adresse de plus en plus souvent pour toutes les mesures qui touchent à l'hygiène publique. Quant aux sciences naturelles proprement dites, elles intéressent d'abord dans la mesure où elles sont liées à des activités industrielles, comme la géologie à l'industrie minière, ou agricoles, comme la botanique. Elles occupent donc une place importante dans les journaux scientifiques du temps.

Mais elles se distinguent des sciences exactes en ceci que le poids intellectuel de l'Académie des Sciences s'y fait beaucoup moins sentir. Il est vrai qu'en cette fin de siècle beaucoup de gens s'intéressent aux sciences et tentent d'en faire leur profession, comme professeurs ou journalistes, sans espérer jamais entrer à l'Académie. Mais, malgré quelques rebelles isolés qui peuvent attirer l'attention du public sans exercer d'influence véritable, comme Marat lorsqu'il attaque l'optique newtonienne, le prestige et la suprématie des académiciens ne sont contestés dans aucune des sciences mathématiques. Il n'en va pas de même dans les sciences naturelles, et d'abord parce que ces sciences sont relativement peu représentées au sein de l'Académie. Si on laisse de côté des médecins, regroupés au sein de la Société royale de Médecine, ce sont surtout des botanistes que l'on trouve à l'Académie. Ils sont sept, dont quatre appartiennent au jardin du Roi. Il y a deux anatomistes, Vicq d'Azyr et Daubenton, qui se tourne de plus en plus vers la minéralogie, un chimiste minéralogiste, Sage, et un zoologiste, Broussonet. Parmi les botanistes, le génial Adanson est vieux et isolé, Lamarck est connu mais assez isolé, et nous verrons pourquoi. La seule personnalité importante est Antoine-Laurent de Jussieu, dont les Genera Plantarum paraîtront en 1789. Pour tous ces botanistes, grande question, c'est la classification des plantes. La physiologie végétale ne les intéresse que secondairement. Or, en matière de classification, ils ne sont pas d'accord entre eux, sauf pour ne pas accepter la classification linnéenne.

Or, en cette fin du xvlne siècle, la botanique est devenue une science très populaire, et Jean-Jacques Rousseau est très largement responsable de ce succès. Il a montré que l'étude des plantes n'était pas nécessairement liée à la préparation des médicaments, qu'elle constituait une discipline autonome, et qu'elle pouvait satisfaire les besoins du cour autant que ceux de l'intelligence. L'herborisation n'est pas seulement un passe-temps pour les promeneurs solitaires. C'est une activité qui peut réunir un petit nombre de cours sensibles, amoureux de la Nature, et qui partagent les plaisirs de l'amitié en même temps que ceux que peuvent offrir la beauté des fleurs et la satisfaction intellectuelle de savoir les reconnaître et les classer. En outre, la botanique est considérée comme une science « démocratique », dont les rudiments sont beaucoup plus faciles à apprendre que les mathématiques, par exemple. Le chef-d'oeuvre de cette botanique sentimentale, poussée jusqu'à la caricature, sera les Etudes de la Nature de Bernardin de Saint-Pierre, qui paraîtront en 3 volumes en 1784 et seront rééditées en 4 volumes en 1788. Ouvrage dont on a surtout dénoncé les absurdités, mais qui contient des idées neuves et reste, en tout état de cause, un témoignage sur l'esprit du temps.

Or Linné, et surtout ses Genera Plantarum, sont le guide obligé de ces amateurs intelligents, qui se soucient assez peu des querelles d'école entre taxinomistes. Son prestige ne cesse de croître, et son latin scolastique ne décourage pas des lecteurs qui, pour la plupart, ont quand même fait leurs « humanités». C'est en 1778, c'est-à-dire précisément l'année de sa mort, qu'apparaît à Bordeaux la tradition de la « fête linnéenne ». Partis de grand matin, nos botanistes s'en vont dans la campagne recueillir les plantes les plus curieuses, et terminent leur journée par un banquet frugal et champêtre, suivi de discours et de poèmes qui chantent la gloire de la botanique et de ses grands hommes, et surtout de Linné, dont un portrait a été accroché à un arbre. A l'origine, la fête se tenait le jour de la Saint-Charles, le 4 novembre. Par la suite, on décida de choisir une date plus propice aux promenades champêtres, et l'on s'accorda sur la Saint-jean, le 24 juin, ce qui permettait d'unir le souvenir de Jean Bauhin à celui de Linné.

C'est dans cette atmosphère que se crée, en 1787, la Société linnéenne de Paris. Elle compte des naturalistes professionnels, mais ne s'en oppose pas moins à l'Académie des Sciences, qui lui reproche en particulier de se consacrer à la défense d'une seule théorie et d'un seul auteur. Quoique Broussonet, l'un de ses fondateurs, soit membre de l'Académie depuis 1785, et que certains académiciens aient d'abord été tentés d'en faire partie, on comprit assez vite qu'appartenir à la société était le meilleur moyen de ne jamais entrer à 'Académie, et la Société linnéenne entra en sommeil dès 1789.

Telle était donc la situation en 1788, au moment (le la création de la Société Philomathique. Situation marquée, dans certaines branches au moins de l'histoire naturelle, par une opposition entre une « science officielle », représentée par l'Académie des Sciences, et une science « non officielle » qui regroupe autour de Linné beaucoup d'amateurs et quelques professionnels. L'activité de la Philomathique ses débuts sera marquée par cette situation.

Parmi les fondateurs de la Philomathique, on remarque des mèdecins ou des hommes intéressés par la médecine, comme Sylvestre. Le plus naturaliste des « pères Fondateurs » est Riche, docteur en médecine de Montpellier, et le plus engagé dans la propagande linnéenne. Mais Riche partita en 1791 avec l'Entrecasteaux à la recherche de La Pérouse, et il mourra peu de temps après son retour. A première vue, on serait tenté de dire que le naturaliste le plus « professionnel » du groupe est Alexandre Brongniart, qui est minéralogiste et se rendra célèbre par l'étude géologique du Bassin parisien qu'il mènera avec Cuvier et publiera en 1811. Mais en 1788 Brongniart n'a que 18 ans, et est encore loin de devenir professeur au Muséum. C'est pourtant déjà plus qu'un amateur, ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui «un jeune chercheur ». Le membre le plus actif, c'est sans doute Sylvestre, qui s'intéresse surtout à la médecine et à la physiologie. 

Lorsque la Société linnéenne de Paris renaît de ses cendres en 1790 sous le nom de Société d'Histoire naturelle, elle entretient d'abord des rapports très étroits avec la Philomathique. Les deux sociétés ont en commun d'être des sociétés libres, à la fois institutionnellement et intellectuellement, et d'avoir été créées par des hommes jeunes. Plusieurs de leurs membres appartiennent aux deux sociétés, et certains philomathes, dont Riche, partagent les convictions linnéennes de la Société d'Histoire naturelle. Mais celle-ci manifeste un activisme et un goût des manifestations bruyantes que les philomathes ne semblent pas partager. C'est elle qui organise, en août 1790, l'érection d'un buste de Linné au jardin des Plantes, manifestation bruyante que Brongniart critique et que Riche lui-même ne semble pas avoir pleinement approuvée « La cérémonie s'est faite à la nuit tombante au bruit des pétards (...) Je n'ai pas été parfaitement content de tout cela. » Et surtout, la Société d'Histoire naturelle se politise très vite. Ses fondateurs, Bosc d'Antic, Broussonet, Mum, deviennent, qui membre du Club des Jacobins, qui député à la Législative, qui journaliste politique, et leur association avec les Girondins leur vaudra la prison ou l'exil. A la suggestion de Fourcroy, la Société exige de ses nouveaux membres des « certificats de civisme ». Les philomathes semblent avoir assez vite pris leurs distances à l'égard d'une activité qui leur paraît peu scientifique et, de plus, dangereuse en ces temps troublés.

Cependant la Philomathique, surtout sous l'impulsion de Riche, participe à la croisade linnéenne des années 90. On lance un projet de traduction des Amoenitates academicae, collection de thèses soutenues à Upsaal par les élèves de Linné, mais le plus souvent rédigées par le maître lui-même, et qui contient en effet des textes du plus haut intérêt. Millin traduit deux dissertations, Riche en traduit quatre, mais après le départ de Riche et les ennuis politiques de Mihin, le projet languit. Il sera finalement abandonné en 1793, en particulier à cause des critiques de Lamarck, qui considère que ces textes déjà anciens n'ont plus d'intérêt scientifique actuel. Il est certain que Lamarck est déjà, à cette date, très loin de Linné, et qu'il n'avait pas pris Linné comme maître à écrire. Or l'éloge du style de Linné fait partie de la propagande linnéenne du moment. Comme dit Riche, «le style laconique et tout à la fois harmonieux et poétique de Linné fait et fera toujours des hommes solidement instruits ». Riche pense sans doute plus aux Amoenitates qu'aux aphorismes des ouvrages de classification, niais, sans entrer dans un débat littéraire, on voit clairement que cet éloge due style laconique » est une attaque contre Buffon, ouvertement accusé à l'époque d'être responsable de l’oubli» dont Linné avait été victime en France.

Dès le début, pourtant, et surtout sous l'influence de Sylvestre, la Société s'intéresse à la physiologie. On tente, par exemple, de refaire les expériences de Spallanzani sur la fécondation artificielle des oeufs de grenouille. Ces expériences célèbres avaient été menées dans le cadre d'une discussion des théories de la reproduction et l'on sait comment le grand expérimentateur italien, après avoir montré par une série d'observations impeccables que les « animalcules sper-matiques » étaient indispensables à la fécondation des oeufs, avait cependant conclu, sur la foi d'une seule expérience malheureuse, que le « germe » de l'embryon était déjà contenu dans l'oeuf, et que les spermatozoïdes ne jouaient aucun rôle dans la fécondation. Il semble que les philomathes aient accepté les conclusions de Spallanzani. Notons seulement que les travaux de Spallanzani venaient de paraître en traduction française en 1785 et qu'en les discutant les philomathes s'attaquaient à une question d'actualité.

On sait que 1793 fut une date importante dans les premières années de la Philomathique, car la suppression de l'Académie des Sciences, décrétée par la Convention, amena à la Philomathique un certain nombre d'académiciens qui ne savaient plus où se réunir et continuer leurs discussions. En ce qui concerne les naturalistes, la Philomathique ne bénéficia guère de l'événement, car la plupart des naturalistes académiciens se replièrent plutôt sur le Muséum national d'Histoire naturelle, qui venait tout juste d'être créé, et qui leur offrait le lieu de rencontre dont ils avaient besoin. Seuls Vicq d'Azyr et Lamarck rejoignirent immédiatement les rangs de la Philomathique, et Vicq d'Azyr fut bientôt accaparé par des tâches officielles et la protection encombrante de Robespierre, avant de mourir soudainement en 1794, à l'âge de 46 ans.

Lamarck fut donc, des 1793, l'académicien le plus actif et le plus assidu au sein de la Philomathique. Nous l'avons vu intervenir à propos du projet de traduction des Amoenitates de Linné. Très tôt, il avait publié dans le Bulletin de la Société des « Instructions aux voyageurs sur les observations les plus essentielles à faire en botanique », instructions destinées aux membres de l'expédition d'Entrecasteaux. Cet attachement de Lamarck à la Philomathique peut s'expliquer par la situation particulière dans laquelle il se trouve au sein des institutions officielles dont il fait partie. A l'Académie des Sciences, il avait soumis, dès 1780, un long manuscrit qu'il souhaitait publier, et les rapporteurs nommés par l'Académie s'obstinaient à ne pas présenter leur rapport. 

La suppression de l'Académie permit à Lamarck de publier cet ouvrage, les Recherches sur les causes des principaux faits physiques, et l'on comprend l'embarras des académiciens quand on voit que Lamarck y attaquait vivement la nouvelle chimie de Lavoisier et proposait une curieuse explication vitaliste de l'origine des composés chimiques. Reste que Lamarck s'était senti victime du « despotisme académique» et n'avait sûrement pas pleuré l'Académie défunte. Au Muséum, les choses n'allaient pas beaucoup mieux. Lamarck avait été recruté au jardin du Roi au printemps de 1789, par le successeur de Buffon, et en 1790 il fut question de supprimer son poste pour raisons d'économies. En 1793, lorsque le Muséum fut créé avec ses nouveaux statuts, qui élevaient tous les « officiers » du jardin au rang de professeurs, on découvrit qu'il y avait trop de botanistes, et Lamarck était le dernier venu. Ce n'est peut-être pas de gaieté de coeur que Lamarck prit la chaire de « Zoologie des Insectes, des Vers et des Animaux microscopiques », qui n'était pas alors la partie la plus attirante de la zoologie. Et Lamarck ne pouvait pas savoir qu'il allait s'y illustrer et tirer très vite de l'étude de ces « animaux sans vertèbres », comme il les appela, les bases de sa théorie de l'évolution.

Dans le Bulletin de la Philomathique, Lamarck donne des comptes-rendus des articles publiés dans le journal d'Histoire naturelle qu'il dirige avec Olivier, Bruguières, Pelletier et Haüy. En mai 1797, il prononce un discours pour présenter aux philomathes ses « Mémoires sur une nouvelle théorie physique et chimique ». Or ce sont précisément les mémoires dont il avait entrepris la lecture devant la Classe des Sciences de l'Institut de France, lecture qu'il avait dû interrompre devant l'attitude de ses collègues. Quand il publie l'ouvrage, il se plaint d'avoir été victime « des mépris et des repoussements odieux (...) de la part des membres prépondérants et intéressés de cette classe », dont le secrétaire perpétuel était Cuvier. Il est clair que les nouveaux académiciens ne supportaient pas mieux que les anciens sa croisade obstinée contre la chimie de Lavoisier, et il est au moins permis de penser que Lamarck cherchait à la Philomathique un auditoire plus sympathique, ou au moins plus patient et plus courtois. Il n'y a encore que peu de membres de l'institut à la Philomathique en 1795 Lamarck, Ventenat, Hauy et Cuvier.

Mais il est clair aussi que le statut intellectuel et le prestige de la Société ne cessent de grandir auprès des naturalistes, car on y voit adhérer peu à peu, non seulement de jeunes savants à la renommée prometteuse, mais aussi des académiciens chevronnés qui avaient dédaigné d'y entrer en 1793. Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire arrivent en 1795, le vieux Daubenton en 1796, ainsi que l'anatomiste Duméril qui va publier les Leçons d'Anatomie comparée de Cuvier, Lacépède en 1798, et Augustin-Pyrame de Candolle, le collaborateur de Lamarck pour la seconde édition de « La Flore française », élu membre correspondant en 1798 et membre actif en 1800 lorsqu'il vient s'installer à Paris.

Il est impossible de suivre ici en détail l'activité de la Philomathique pendant la fin de la Révolution, l'Empire et la Restauration, mais cette activité, telle que le Bulletin la révèle, reste très grande. Les membres de la société viennent informer leurs confrères des recherches en cours dans leur domaine lorsque ces recherches se poursuivent ailleurs, ou apportent directement le résultat de leurs propres recherches. Dans presque tous les cas, ces exposés sont suivis de débats, parfois animés, mais apparemment toujours courtois. La médecine, et surtout la médecine pratique, occupe une place importante, on discute d'obstétrique, on présente des expériences sur l'action de diverses substances médicamenteuses ou des observations cliniques faites clans les hôpitaux. Vauquelin et Fourcroy communiquent les résultats des analyses chimiques de substances minérales, mais aussi de nombreuses substances organiques cerveau, os, liquides organiques. On utilise aussi l'analyse chimique pour déterminer la nature de certains organismes. Dès 1793. il y a au sein de la Société un long débat sur la nature exacte des conferves, algues microscopiques dont on ne sait s'il faut les considérer comme des animaux ou des végétaux. Lacroix, mathématicien, et Girod-Chantrans, naturaliste amateur, penchent en faveur des animaux. Vauquelin, après analyse chimique, penche pour les végétaux. C'est finalement de Candolle, appuyé par son compatriote Vaucher, qui tranche en faveur des végétaux. Il s'agit là d'un débat interne à la Société, mais les mémoires de Girod-Chantrans sont envoyés à l'institut.

En histoire naturelle, les problèmes de classification occupent beaucoup de place, description de nouvelles espèces, création de nouveaux genres, examen de coquilles fossiles, réflexions sur la nomenclature. L'anatomie comparée, représentée par les interventions de Cuvier, Duméril et Pinel en particulier, devient de plus en plus importante au fil des années. La société s'intéresse aussi beaucoup à la physiologie comparée, en particulier à propos de la respiration et à la suite des travaux de Lavoisier et de Séguin. Beaucoup de communications portent sur l'électricité animale, et l'on refait les expériences de Galvani, de Volta et de Vallé. Cette simple énumération permet de voir que la Société est parfaitement au courant des questions qui occupent le monde scientifique pendant cette période et qu'elle ne joue pas seulement le rôle de spectateur passif : plusieurs de ses membres sont des acteurs importants dans le progrès des connaissances, et les débats de la société témoignent d'une réflexion active sur les nouvelles découvertes.

Il est impossible d'énumérer ici tous les naturalistes, biologistes ou médecins qui furent membres de la Philomathique au long du XIXe siècle. Certains sont illustres, mais l'historien constate surtout qu'à première vue aucun grand nom de la science française n'est absent de la liste des membres de la Société, et qu'il y a relativement peu de noms obscurs. En particulier, le choix des correspondants étrangers est tout à fait remarquable.

D'autre part, il faut noter que les sciences naturelles et biologiques ont tenu une grande place dans la Société. Les disciplines les mieux représentées statistiquement parlant sont d'abord la médecine et la physiologie, puis la zoologie, puis la géologie et la minéralogie. La chimie ne vient qu'ensuite, et l'entomologie et l'anatomie sont loin derrière. Cependant, à partir de 1820, il devient de plus en plus difficile de recruter des naturalistes, et surtout des botanistes, il est plus facile de trouver des zoologistes ou des géologues. On assiste d'autre part à la montée de la physiologie expérimentale, représentée par Magendie, en attendant Claude Bernard. C'est peut-être cette difficulté de maintenir l'équilibre entre les disciplines qui explique la proposition de Fourier, en 1820, de diviser la Société en sections et de respecter, lors de nouvelles élections, la spécialité du membre à remplacer. Mais ces changements dans la représentation des disciplines au sein de la Société reflètent exactement l'évolution générale des sciences naturelles et biologiques dans la première moitié du XIXe siècle, ce qui prouve que la Société suit de très près l'évolution de la science de son temps. 

Comme on le sait, la grande époque de la Philomathique se termine vers 1835, et l'on en rend généralement responsable la création des Comptes rendus de l'Académie des Sciences qui enlevait au Bulletin de la Société le privilège de la publication rapide des résultats de la recherche. Il y a sûrement du vrai dans cette explication, mais elle n'est peut-être pas suffisante. Tout d'abord, le déclin de la Société ne fut pas immédiat. Pour ne donner qu'un exemple, c'est devant la Philomathique que, le 18 mars 1837, Joseph Léveillé lut une communication intitulée «Recherches anatomiques et physiologiques sur l'hymenium ou membrane fructifère du sous-ordre des Agaricinées ». communication dont les conclusions furent discutées, au cours de la même réunion, par Camille Montagne, le plus grand spécialiste français des cryptogames. Des résumés de la communication de Léveillé et de sa discussion par Montagne furent publiés dans deux numéros successifs de la revue L'institut (29 mars et 5 avril 1837), et c'est dans les Annales d'Histoire naturelle que Léveillé publia le texte complet de sa communication, ce qui semble montrer que le destin de la Société ne se confond pas avec celui du Bulletin. Ce qui menace le plus la Société, c'est la spécialisation croissante des disciplines scientifiques, qui conduit à la création de nouvelles sociétés spécialisées. Plusieurs « Sociétés linnéennes », se sont créées après 1815, et l'on voit ensuite apparaître la Société de Biologie, la Société d'Anthropologie, etc. - qui offrent aux savants des lieux plus propices aux discussions entre spécialistes. La Société Philomathique est une société généraliste », et ce que nous devons considérer comme une de ses plus grandes qualités a pu être à ce moment sa plus grande faiblesse.

La Société Philomathique de Paris a eu un destin étrange. Créée comme une société d'instruction mutuelle, elle est devenue, par un concours inattendu de circonstances, une société scientifique presque traditionnelle, ce qui l'exposait à toutes les difficultés que l'évolution inévitable de la recherche scientifique crée nécessairement pour des institutions de ce genre. Il est permis de penser que, sous sa forme actuelle, la Société Philomathique de Paris est plus conforme aux voeux de ses fondateurs.

Sur la situation de l'Académie des Sciences et les conflits entre « science officielle » et « science non officielle » à la fin du XVIIIe siècle, on consultera Roger Hahn, The Anatomy of a Scientific institution. The Paris Academy of Sciences, 1666-1803 (Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1971). Sur l'histoire de la Société Philomathique, voir Jonathan Mandelbaum, La Société Philomathique de Paris de 1788 à 1835 (thèse dactylographiée, Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, Paris, 1980). Sur la discussion entre Léveillé et Montagne, voir D. Lamy, Correspondance between Miles Joseph Berkeley (1803-1889) and Camille Montagne (1784-1866), The Mycologist, 1989, 3, p. 161-165. Certaines informations inédites sur le contenu du Bulletin de la Société et sur l'histoire de la Société linnéenne de Paris m'ont été communiquées par Mme Roselyne Rey, chargé de recherches au CNRS, et par M. Pascal Duris, qui prépare une thèse sur Le linnéisme en France de 1780 à 1850. Je tiens à les en remercier ici.

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La Société Philomathique de Paris déplore le décès de Jacques Roger, survenu le 26 mars 1990. Il était né en 1920, philomathe depuis 1976. Il était membre de notre Conseil. Jacques Roger était professeur d'Histoire des Sciences à l'Université Paris I, directeur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, directeur du Centre international de Synthèse, Professeur invité de plusieurs universités étrangères. Rédacteur en chef de la Revue de Synthèse et membre du bureau éditorial de plusieurs périodiques internationaux. Son oeuvre majeure est surtout consacrée à Buffon. Son dernier livre (Fayard, 1989) est une histoire remarquable des idées au début de l'Evolutionnisme.